Z'avez pas vu Nous ?
Je promenais notre blues des quatre derniers jours sur le trottoir humide. J'avais les tripes tenaillées par la douleur du moment et la crainte de la suite de l'Histoire.
Je me secouai, redressai les épaules, accélérai le pas vers la place, persuadé de pouvoir nous y retrouver.
Je fus heureux de découvrir l'espace comblé par l'immense foule. Je me laissai happer par cette onde forte, mouvante, humaine, vivante.
Pas de doute, j'étais au bon endroit. Je me mis immédiatement à notre recherche.
Ma taille n'est pas mon meilleur atout pour me mouvoir avec aisance en pareilles circonstances. Je ne suis pas bien grand. Je le fus. Mais j'ai pas mal rétréci à force d'être morcelé en parts identitaires, par l'usage et le langage.
Je me hissai au sommet d'un réverbère afin d'y voir plus clair et tenter de nous repérer au milieu des slogans. Soudain, une pancarte attira mon attention parmi les « Je suis Charlie ».
Je bondis de mon perchoir, jouai de mes petits coudes, me précipitai vers mon objectif, trébuchai et finis par me cogner le front sur le tibia du propriétaire du panneau visé.
Comme il se doit, je lui présentai nos excuses.
Ensuite, remarquant mon air égaré, le bonhomme se courba légèrement pour s'enquérir de mon état. Je lui dis que je nous cherchais sur la liste inscrite sur son carton.
« D'où venez-vous ? m'interrogea-t-il d'emblée, sur un ton aimable.
- D'ici et là, lui répondis-je, embarrassé par mon manque de précision.
- Bien, mais de quelle confession vous réclamez-vous ? L'homme ne se décourageait pas.
-Heu...
- Je parle de votre religion. »
Mon « Ah oui ! » me fit gagner trois secondes. Mais au bout du compte, me balançant d'un pied à l'autre, je dus me résoudre à lâcher un lamentable « Ben, c'est-à-dire, que ... »
Le froncement des sourcils de mon interlocuteur m'inquiéta.
L'homme se releva. J'avais tout gâché. Il allait poursuivre son chemin.
En réalité, il prenait de la hauteur pour mieux réfléchir à mon problème, qui, à cet instant, était également le sien, par la force des choses.
Soudain, il baissa son regard pour m'interpeller à nouveau.
« Quel est votre nom ? »
Mon visage s'éclaira. Je m'écriai fièrement :
« Je suis Nous ! »
Mon enthousiasme fut brusquement anéanti par l'exclamation de mon potentiel sauveur.
« Nous ?!!! De quelle origine c'est, ça ? »
Je restai muet, la bouche ouverte.
N'en pouvant plus de soutenir mon regard désespéré, l'homme fit un dernier effort, cette fois en soupirant d'impatience ou d'impuissance. Il passa attentivement en revue la liste des « Je suis ceci, je suis cela, je suis untel, je suis comme ci, je suis comme ça, ... » calligraphiée avec soins sur sa pancarte.
En apnée, les yeux plissés, je suivais son regard. Son verdict tomba brutalement.
« Désolé mon gars, mais je ne vous trouve pas là-dessus. Salut et bon courage.
- Salut, soupirai-je, dépité. »
Je décidai de noyer ma déconfiture au bistrot du coin. Je retrouvai ma pote H. (Humanité).
Elle m'attendait à notre table de vieux briscards. H. est une chic fille. En un clin d’œil, elle comprit mon désarroi.
La pauvre vivait des heures sombres. Elle s'était consolée en se trouvant dans quelques discours et sur quelques listes. J'admirais son sang froid, sa solidité malgré les coups mortels.
Espoir et BI (Bonnes Intentions) ne tardèrent pas à nous rejoindre. BI était gonflée à bloc.
Elle posa sa grande main sur mon épaule et me conseilla de ne pas le prendre perso. Elle s'empêtra ensuite dans des démonstrations alambiquées, concluant avec un mélange d'emphase et de nonchalance :
« Symboliquement, Je, la star du jour, c'est Nous, autrement dit, toi ! »
Je lui jetai notre regard le plus sombre. Je la connais notre BI, la bipolaire de la bande.
Dans moins d'une semaine, nous la verrons pleurnicher, s'apitoyer sur son sort, se sentir aussi molle qu'une bonne résolution du premier de l'an.
Mais là, dans l'immédiat, son sourire ravi m'exaspère. J'explose :
« Ouais, en attendant, et comme d'habitude, les fous furieux, eux, ont une idée plutôt précise de qui est Vous à abattre ! »
Espoir et H. ont calmé le jeu. L'heure de la fermeture a sonné, le serveur nous a viré.
Nous avons arpenté les rues jusqu'à l'aube, car c'est notre rôle de veiller.
Bonnes Intentions brisa le silence : « Tu as raison, les listes, ça craint. Il y aura toujours l'un de nous qui n'y retrouvera pas.»
Espoir, le timide, acquiesça.
Humanité éternua.
Nous lui tendit un mouchoir...
Parce que la convergence se situe au-delà de l'assemblage des divergences.
Z'avez-pas vu Nous ? © Nathalie Sergeef – Janvier 2015